Irma

Les gorgones et le photographe (à propos d'Irma)


Selon certaines versions du mythe, le géant (ou le titan) Typhon engendra les 3 gorgones, monstres infernaux réputées pour leur laideur. Nous connaissons tous la plus célèbre des trois, Méduse dont la tête fut tranchée par Persée... Contrairement à ses deux sœurs, Sthéno et Euryale, elle était mortelle. Deux gorgones seraient donc restées éternellement vivantes... Les Grecs anciens dont certains avaient eu l'intuition de l'existence de l'Amérique, avaient placé leur demeure « de l'autre coté de l'Océan Occidental »...
Installé précisément « de l'autre coté de l'Océan Atlantique », il me plait (ou déplaît) de penser qu'Euryale (le grand domaine) ou encore plus surement Sthéno,(la puissante) aient pu enfanter d'autres gorgones à intervalles réguliers et que celles- ci venaient répandre terreur et désolation en bons rejetons infernaux sur les Hommes.... J'aime aussi imaginer qu'elles aient pu frayer avec Shango, l'Orisha, le Dieu Yoruba qui déclenche les tempêtes, venu en Caraïbe dans les cales des négriers. Je pense aussi au lointain Huracan, le dieu Maya d'Amérique centrale. Chez nous,, les Tainos, Arawaks et Caraïbes évoquaient Guabancex, divinité qui éveille les vents et la pluie, détruit les maisons et les arbres... Et pour finir bien sur les loas : Agoua ; Azaka ;Sogbo et son frère Badé, Bossou, personnifications haïtiennes du vent et de la tempête.

Aux Antilles nous croisons souvent, chaque année, le fruit de ces unions illégitimes. nous redoutons jusqu'à leur frôlement malgré les noms familiers que nous leur donnons, Hugo, Luis, Katrina, Mitch... Cette année 2017, Harvey, Maria et surtout Irma....
Le 5 septembre, la Gorgone Irma lançait d'abord sur nous dans la nuit les serpents aux crocs débordant de venin de sa chevelure avant, au petit matin de nous avaler dans sa gueule horrible, de déchirer de ses propres dents .notre terre, nos maisons, nos vies jusqu'à nos âmes, nos intimes. Irma l'écarteleuse avait plongé ses doigts griffus dans nos plaies, nos petites ou grandes fractures du quotidien, celles dont finalement nous nous accommodions. Elles les avait ouvertes jusqu'à la béance.

Au lendemain d'Irma, nous étions figés et, après tout ,là résidait le pouvoir du regard qui s'était posé sur nous. Nous étions aussi nus aux autres et à nous mêmes. Le venin semblait avoir eu l'effet de révéler ce qu'il y avait de pire en certains, tel un sérum de vérité . Les monstres de la Nature avaient en quelque sorte éveillé en nous nos propres monstres . Aux Antilles n'oublions pas que le Diable et Dieu ne sont jamais loin non plus. Des hordes de pillards s'étaient déchaînés en un grand rituel de retournement, un carnaval terrible et primitif. On voyait le voisin voler le voisin, le policier dérober ce (ceux) qu'il était censé protéger. L'ouragan avait dévoilé les petits courages et les grandes lâchetés (et inversement)
Il avait comme suspendu la loi des Hommes, provoqué des implosions dans l'atmosphère, le corps social et jusqu'en nos profondeurs.

Et nous photographes, faiseurs d'images, artistes, qu' avons nous fait ? Nous avons un rôle à jouer. Après tout ne sommes nous pas aussi fils de la gorgone avec notre regard ayant pouvoir de figer à travers l'objectif  ?
Cette pirouette mise à part, au delà de rendre compte du réel, nous exprimons une vison du monde, forcément à travers une esthétique, même à notre corps défendant. En cela et même malgré nous nous ne pouvons qu'être artistes.
J'ai la conviction que les objets visuels que nous fabriquons sont issus de courants ascendants et descendants entre le monde que nous percevons et dont les aléas nous impactent et notre réalité intérieure jusqu'aux abysses de notre inconscient. C'est d'abord ce ressac qui, pour moi, est le moteur de la photographie. Elle est d'abord égoïste, destinée à régler notre propre rapport au réel, à assurer notre propre résilience aussi. Cependant, ces images, il nous faut les montrer, les partager. Avec un peu de chance, elles peuvent rencontrer l'intérêt de es contemporains et alors dépasser le seul horizon personnel. Elle peuvent être utiles à d'autres en ce qu'elle peuvent permettre de dépasser l'événement vécu. Elles peuvent le transcender actionnant ce même mouvement de flux et de reflux autour de l'image, traduction du réel, recomposé, re-agencé et entrant en résonance avec soi. Nous serions en quelque sorte des alchimistes, transformant non pas du plomb en or mais , en ce cas ,des forces de destruction en création, ou au moins de réparation. Ainsi au mouvements océaniques et atmosphériques qui président à la cyclogénèse répondraient des courants analogues, des convections obscures en nous mais au résultat inversement fécond.

Ces photographies ont été réalisées au fil de mes errances dans un Saint Martin de l'après Irma. J'ai essayé d'y inclure autant que possible et dès le départ l'humain, nous autres les habitants de l'île, en essayant d'éviter le voyeurisme. Il s'est avéré par la suite que la majorité des images publiées dans la presse ou sur les réseaux sociaux insistaient beaucoup sur les dégâts matériels. Les miennes ne tiennent pas forcément comme un ensemble cohérent si ce n'est par la façon dont je compose et dont je gère la couleur ou la matière, et bien sur Irma. Ce sont mes premières images. Aujourd'hui je poursuis mon travail autour de l'humain et de l'après cyclone, différemment.

Octobre 2107

Cul de Sac, Jour 1, Saint Martin, septembre 2017